Jordan Chénard

GameStop: Icare contre son gré.

Vous connaissez l’histoire d’Icare? Dans la mythologie grecque, Icare c’est le petit futé qui s’était fabriqué des ailes et avait décidé de se la jouer « trop cool » en allant voler près du Soleil. Pendant qu’il se prenait 3-4 selfies, les ailes prirent feu et Icare se fracassa au sol.

La montée fulgurante du titre boursier de l’entreprise GameStop, la semaine dernière, me rappelle un peu ce mythe grec. La différence dans cette version « haute finance » de l’histoire: GameStop savait très bien qu’il ne pouvait pas aller près du Soleil, mais il ne contrôlait pas ses ailes. Les actionnaires en bourse étaient aux commandes.

La finale reste la même: tout s’écroule.

Que s’est-il passé, me demanderez-vous? L’histoire est officiellement TRÈS complexe.

Pour les néophytes comme moi qui veulent surtout comprendre la situation en générale afin de saisir son importance sans non plus devenir un expert, mon article fait une synthèse simpliste de ce qu’on doit en retenir pour le moment.

Pour avoir un portrait technique plus complet, je vous suggère d’écouter cette vidéo sur la chaîne Heu?reka.

Avant de parler de l’histoire, il faudra comprendre deux expressions: le Short Selling et le Short Squeeze.

Tout commence avec le principe de Short Selling

Pour vulgariser, on va remplacer les actions en bourse par des pommes. Disons que vous observez le marché boursier et qu’il apparaît évident que la valeur des pommes est exagérée. Selon vous, elle va assurément baisser bientôt. Vous décidez donc de saisir cette chance et de faire de l’argent sur cette baisse. Vous allez voir votre ami Bob qui possède des pommes et vous lui en empruntez une en lui promettant de lui remettre celle-ci plus tard (notez que vous ne l’achetez pas. Il s’agit d’un prêt.)

Vous partez avec la pomme pour aller la vendre en bourse au prix du marché, soit 10 $. Avant de faire quoi que ce soit avec cet argent, vous attendez de voir le prix des pommes dans une semaine.

Une semaine plus tard, vous voyez que la pomme a perdu de la valeur et qu’elle se vend maintenant 5 $ sur le marché. Vous retournez en bourse et, avec votre 10 $, vous achetez une pomme pour ensuite aller voir Bob et lui redonner le fruit qu’il vous avait prêté.

Tout ce manège vous laisse alors un profit de 5 $ en poche sans réellement avoir possédé une seule pomme. Si vous aviez emprunté des milliers de pommes, vous auriez alors fait des milliers de dollars en profits aussi.

C’est génial le short selling, non?

En fait, ça ne va pas toujours aussi bien. Et cela nous emmène à l’autre situation au centre de GameStop: le short squeeze.

Le chaos du Short Squeeze

Reprenons notre histoire de pomme, mais en revenant au moment où la pomme a été vendue à 10 $ sur le marché de la bourse. Vous attendez une semaine, mais cette fois, la valeur de la pomme monte à 15$… Vous ne voulez pas racheter une pomme tout de suite pour la redonner à votre ami Bob. Vous perdriez de l’argent. Vous attendez quelques jours supplémentaires en espérant que sa valeur baisse sous le 10 $, comme vous le prédisiez.

Pas de chance… Quelques jours plus tard, le prix de la pomme est rendu à 20 $! Le danger avec la bourse, c’est que rien ne vous indique si la pomme va baisser de valeur un jour. Elle pourrait continuer de voir son prix augmenter pendant très longtemps. Pour limiter vos pertes, vous êtes coincés (en d’autres mots, vous êtes « squeezés ») et vous préférez racheter une pomme à 20 $, puis vous la redonnez à Bob.

Cette fois, le même manège vous aura coûté 10 $ de votre poche.

Si vous aviez emprunté des milliers de pommes, vous auriez perdu des milliers de dollars.

Pas si cool le short selling finalement…

Mais ce n’est pas tout!

Le problème avec le short squeeze, c’est que vous n’êtes pas le seul à avoir tenté le short selling de pommes. Des milliers d’autres investisseurs aussi se retrouvent dans la même situation que vous et ils doivent TOUS racheter des pommes pour les redonner à leur ami Bob…

Alors le marché se retrouve avec une quantité anormalement élevée d’acheteurs de pommes très motivés. La demande devenant soudainement énorme, le prix des pommes continue de monter à des niveaux de fou et à une vitesse incroyable!

GameStop: La mème-ification de la bourse

Ces deux définitions en place, revenons au phénomène GameStop. Au centre de cette histoire de finance se trouve la culture d’Internet avec le groupe d’investisseur nommé WallStreetBets (WSB).

Présent sur la plateforme de discussion en ligne Reddit, ce groupe se compose de plusieurs millions d’utilisateurs actifs qui discutent d’investissements boursiers. Une partie de ces échanges tournent autour de la haine que plusieurs membres de WSB ont envers les firmes de hedge funds. Ces firmes s’enrichissent avec des pratiques de short selling et d’autres techniques complexes et éthiquement questionnables.

Le 11 janvier dernier, GameStop annonce des changements dans son conseil d’administration. Il n’en fallait pas plus pour motiver les troupes de WSB qui décident alors collectivement d’acheter en masse des actions de GameStop. Leur idée est de monter la valeur de GameStop afin de provoquer un short squeeze et ainsi faire mal aux firmes ayant misé gros sur le short selling de cette entreprise.

Vous me suivez toujours? :P

Du même coup, cette envolée a aussi motivé l’achat d’autres titres comme AMC et BlackBerry avec le même objectif de faire perdre beaucoup d’argent aux hedge funds.

Il faut comprendre que ces entreprises du « passé » ont été élevées à un niveau de mèmes dans les forums de discussions. Elles sont les représentantes de modèles d’affaire en voie de disparition et beaucoup d’investisseurs espèrent faire de l’argent durant leur lente disparition. Malgré tout, elles soulèvent toujours énormément de nostalgie pour une génération d’investisseurs ayant grandi avec ces marques.

Rien de plus logique, donc, de créer cette « révolution venant de l’Internet » en la basant sur un mème coté en bourse.

Ce mouvement de masse frappe GameStop de plein fouet. Partant d’une valeur d’à peine 17$ USD par action en début janvier de cette année, elle s’est mise à monter violemment en quelques heures à la fin janvier. Pendant un court moment, l’action est allée jusqu’à dépasser les 400 $ USD par action

Vous vous souvenez de l’exemple des pommes et les pertes que vous auriez vécues durant un short squeeze si vous en aviez acheté des milliers au lieu d’une seule? C’est précisément ce qui est arrivé à plusieurs hedge funds comme Citron et Melvin Capital. La panique est totale, car les pertes se comptent en milliards de dollars américains.

Pour WSB, c’est l’euphorie complète de la victoire!

Cacophonie médiatique

Le scénario s’idéalise et se présente alors comme une histoire de David (Wallstreetbets) contre Goliath (l’élite de Wall Street). Les médias s’emportent et les réseaux sociaux aussi. Plusieurs experts annoncent que la bourse ne sera plus jamais la même.

Pendant ce temps, les membres de WSB crient victoire et affirment, à qui veut l’entendre, qu’ils n’en resteront pas là. Que la révolution va se poursuivre.

En mode réaction, des entreprises comme Robinhood et IG, qui permettent aux petits investisseurs d’acheter des actions depuis leur application sur téléphone mobile, décident de freiner les transactions de ses utilisateurs. Robinhood justifie le tout en disant vouloir calmer la volatilité du marché et qu’ils n’ont pas le choix de poser ce geste.

Malgré leurs explications, ils se font accuser de protéger les riches et les élites de Wall Street au détriment des petits acheteurs d’actions, le peuple! Le public demande réparation et Robinhood est poursuivie en justice.

En date du 1er février, l’application de Robinhood voit sa note baisser à 1,1 étoile sur Google Play avec plus de 305 000 critiques négatives.

Bref, une hystérie qui peut alors s’observer sur tous les médias, tous les réseaux et toutes les plateformes de discussions.

Il est difficile de comprendre la situation en temps réel. Il devient impossible de discerner les faits à travers toutes les histoires qu’on nous raconte…

Les véritables impacts

La poussière n’est pas complètement retombée, mais les experts s’entendent de plus en plus sur les explications. Recadrons le portrait de façon plus réaliste et laissons de côté les scénarios épiques pour les films et séries qui ont été annoncés.

Les membres de WSB ne sont pas des rebelles

Tout d’abord, comme l’indique Derek Thompson dans son article dans The Atlantic, les membres de Wallstreetbets ne sont pas vraiment des apprentis de la finance. Plusieurs d’entre eux gagnent leur vie, assez bien d’ailleurs, comme « traders » boursiers. Donc, pour ce qui est de les voir comme des rebelles combattant les méchantes hydres milliardaires de Wall Street, on repassera. Ils baignent dans le système jusqu’aux oreilles et y participent de plein gré.

Des règlements à mettre à jour

La saga GameStop démontre que la bourse n’était pas prête à l’impact réel que pouvaient avoir les réseaux sociaux. Cette coordination de groupe n’est pas reconnue comme étant illégale (pour le moment), parce que l’on considère qu’elle a eu lieu publiquement et sans détenir d’information privilégiée.

Si vous prenez la même situation et que vous transformez ces discussions publiques sur Reddit en appels téléphoniques privés, cela devient de la collusion entre investisseurs. La collusion pour manipuler le marché boursier, ça, c’est clairement illégal.

La démocratisation des outils d’investissement

L’arrivée d’applications mobiles comme Robinhood a démocratisé l’accès à la bourse. Plus besoin de courtiers. Quelques dollars en poche et votre application iPhone en main suffisent pour interagir sur Wall Street depuis votre salon.

À cet accès simplifié à la bourse, ajoutez le contexte de la pandémie. Tous ces nouveaux investisseurs se retrouvent à moins dépenser durant le confinement. Avec ce temps libre et ce surplus d’argent qui dort, plusieurs se tournent vers Robinhood et se mettent à « jouer » sur le marché boursier. Plusieurs acheteurs se seraient probablement retenus de participer à cette vague d’achats de titres GameStop dans un monde « normal ».

Robinhood ne cherchait pas à protéger les riches

En fait, on ne peut pas prouver s’il souhaitait ou non protéger l’élite de Wall Street. Par contre, on sait que la raison principale de contrôler les acheteurs et vendeurs de GameStop, c’est que Robinhood devait se protéger elle-même.

À la base, le service est gratuit parce que Robinhood se finance en traitant les transactions de ces utilisateurs. Durant le short squeeze, elle n’avait simplement pas les fonds suffisants pour gérer le flot indécent de transactions faites avec son application. L’entreprise devait agir pour être en mesure de suivre la cadence.

La narration « des gros méchants riches qui décident de museler le peuple » se trouve être encore une fois plus complexe qu’on aime le croire. La situation n’est pas moins injuste, mais ça devient pas mal moins inspirant comme histoire.

La bourse n’a pas vraiment souffert

Au final, il faut comprendre que la bourse n’en est pas à sa première situation extraordinaire. Ses règles seront mises à jour pour éviter un autre événement semblable. Malgré tout, d’autres petits futés trouveront d’autres failles et nous verrons d’autres situations incroyables dans un futur proche.

Aussi, n’allez pas croire que l’élite de Wall Street a été malmenée. Dans le même article de The Atlantic nommé plus tôt, une citation recadre le portrait réel des choses:

« Waging war against Big Finance by becoming a day trader is like waging war against the casino industry by becoming a gambling addict. Even if you’re winning, you’re still participating in a broader casino economy—buying drinks, eating dinner, throwing chips to dealers, filling out tables—that, over time, guarantees that the house keeps winning.»

Faire la guerre à la Haute Finance en jouant à la bourse, c’est comme faire la guerre à l’industrie des casinos en devenant un accro du jeu. Même si vous gagnez, vous participez toujours à l’économie des casinos en achetant des boissons, de la nourriture, des jetons que vous donnez aux croupiers et en vous installant aux tables de jeu. Au fil du temps, cela garantit que la maison gagne à tous les coups.

Actuellement, l’action de GameStop valait environ 64$ à la fermeture de la bourse le 5 février dernier. C’est plus bas que le 400$ de la fin janvier, mais tout de même beaucoup plus haut que le 17$ du début de l’année. Certains investisseurs se sont enrichis et d‘autres ont perdu ou perdront beaucoup d’argent.

Ceci n’est pas une révolution. C’est un déjà vu.

La crise économique de 2008 était une chute vertigineuse de la finance. Les impacts étaient au-delà de New York et se glissaient jusqu’à la moelle de l’économie américaine et mondiale. Des gens perdaient leur maison, des entreprises fermaient et le chômage grimpait à un niveau alarmant. Personne ne croyait que le système boursier, basé sur la spéculation à outrance, reviendrait comme avant.

Pourtant, le marché a non seulement repris là où il en était, mais il est devenu encore plus florissant. Cette grande chute n’a pas changé l’ADN et les pratiques des alchimistes économiques de Wall Street. Wallstreetbets aura fait éternuer la bourse d’une façon inattendue, mais de croire que cette poussière gênante servira de révolution semble pour le moment exagéré. Pendant que les joueurs placent ou empochent leurs mises, le casino continue de gagner.